Homélie du 24 nov – Christ-Roi – (Patrick Simonnin)
Quand on sait que des témoignages historiques présentent Pilate comme une sorte de boucher sanguinaire, on peut se demander si les évangiles n’ont pas enjolivé le personnage. Ils présentent Pilate comme un homme politique intelligent, ouvert, racé et hostile au fanatisme. Ils suggèrent que Pilate ne voulait pas la mort de Jésus ; et que, s’il n’avait tenu qu’à lui, il l’aurait sans doute fait libérer.
Seulement voilà : ses préférences personnelles importaient peu en la circonstance ; car Pilate occupait la fonction de Gouverneur dans une région très sensible de l’empire romain, dans un pays déjà propice à toutes les explosions politico-religieuses. Son rôle était d’empêcher les troubles, de calmer les passions et de gérer la violence qui risquait toujours d’éclater.
Pilate dans l’Évangile, c’est le prototype de l’homme politique réaliste. Il ressemble à ces hommes politiques qui se déclarent personnellement opposés à la peine de mort, mais qui se disent bien obligés de l’appliquer pour ne pas indisposer leur opinion publique. Pilate semble très bien savoir que la politique, c’est l’art du possible, l’art de concilier les rêves et les contraintes, l’art de négocier des compromis. À l’extrême opposé des rêveurs et des naïfs qui mettent toujours en avant leurs convictions et leurs beaux sentiments, Pilate incarne dans l’Évangile les partisans d’une morale de responsabilité.
Ce qui frappe d’emblée dans le dialogue de Pilate et de Jésus, c’est l’impression d’un gigantesque malentendu. Ils utilisent les mêmes mots, mais ils ne leur donnent manifestement pas la même signification. On a vraiment l’impression d’un dialogue de sourds. Malentendu d’abord autour de la notion de royauté. Pour Pilate, la royauté c’est le plus haut degré du pouvoir politique ou encore le sommet des hiérarchies qui classent les êtres humains en supérieurs et en inférieurs.
Mais, pour Jésus, la Royauté c’est le fait que la tendresse de Dieu son Père est offerte indistinctement à tous les hommes ; et que, par conséquent, les rapports de domination ou de subordination entre les hommes sont désormais abolis. Rappelez-vous ce qu’il disait à ses disciples : “Les chefs des nations païennes commandent en maîtres ; les grands font sentir leur pouvoir. Il ne doit pas en être ainsi parmi vous : au contraire, celui qui voudra devenir grand parmi vous sera votre serviteur, car le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude.” (Mc 10, 42-44).
Ou encore : “Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur reste dans l’ignorance de ce que fait son maître ; je vous appelle amis, parce que tout ce que j’ai entendu auprès de mon Père, je vous l’ai fait connaître” (Jn 15, 15). Il y a décidément un abîme entre la conception que Pilate se fait de la royauté et la conception que Jésus a de la royauté.
Il y a aussi un abîme entre la conception que Pilate se fait de la vérité et la conception que Jésus en a. En bon politique, Pilate sait que la vérité des uns n’est pas celle des autres. Il doute par conséquent qu’il existe une seule et unique vérité. Ce scepticisme lui permet de ne pas tomber dans le piège qui consiste à fonder le pouvoir et la discipline sur la prétention d’avoir la vérité et de tout connaître, y compris la vérité de Dieu. Piège dans lequel les scribes et les pharisiens sont tombés tête baissée. Piège qui est à la source des intolérances les plus terribles. Piège que Jésus va violemment dénoncer. Pilate, lui, ne semble pas être tombé dans ce piège.
Sa conception de la vérité n’en est pas moins très différente de celle de Jésus. Pour Pilate, la vérité c’est le contraire de l’erreur, de l’illusion ou du mensonge ; c’est une connaissance d’ordre intellectuel ; c’est une connaissance susceptible d’être acquise ou conquise par un effort de l’intelligence ou de l’intuition.
La vérité pour Jésus, c’est tout autre chose. Ce n’est pas une connaissance d’ordre intellectuel ; c’est une connaissance d’ordre relationnel. C’est une rencontre. C’est l’expérience d’un amour gracieux, gratuit, immérité, surprenant et imprévisible, qui dépasse toutes les possibilités de notre intelligence et de notre imagination, et qui se présente à chacun comme offerte à tous.
En accueillant et en recevant cet amour au-delà de toute attente, Jésus a découvert qu’il pouvait être pleinement heureux, riche d’un amour différent du sien, capable d’une puissance de guérison et de libération infiniment plus forte que la sienne, capable d’une puissance de guérison et de libération supérieure à toutes les puissances et plus haute que tous les pouvoirs. C’est de cette vérité-là que Jésus a voulu être le témoin.
On pourrait croire que sa mise à mort signe la défaite de sa conception de la royauté et de la vérité. Mais, en fait, ce n’est pas du tout ce qui se passe. L’Évangile d’aujourd’hui donne au contraire l’impression que la royauté et la vérité selon Pilate ne pèsent pas bien lourd à côté de la royauté et de la vérité selon Jésus. Celui-ci est pratiquement réduit à rien. Il n’est plus qu’un condamné à mort en sursis. Et pourtant, face à celui qui a sur lui pouvoir de vie et de mort, il continue d’affirmer très sereinement la royauté et la vérité qui le font vivre. Il en révèle ainsi la gloire.
Il importe de reconnaître comment Jésus porte témoignage. Il n’utilise pas la force. Il atteste ainsi que, pour lui, il est beaucoup plus important de rencontrer les autres en vérité que de leur imposer ses propres idées, même si celles-ci sont justes. Il atteste aussi que pour lui rien – pas même sa vie – n’est préférable à la vérité relationnelle qui s’est révélée à lui. Laissons-nous toucher par le témoignage de ce Roi étrange.